Giovanna Massoni est la directrice artistique de RECIPROCITY design liège. Suite au succès de l’édition 2012, elle a été reconduite pour l’édition 2015, qui ne cache pas ses ambitions. Puisque dès le 1er octobre 2015, si le public classique des foires et des salons de design est certes le bienvenu, l’est encore plus le grand public : Pour Giovanna Massoni, le design doit enfin sortir de sa tour d’ivoire où le marketing l’a confié, et l’« objet du désir » se voir transformer une fois pour toute en « une pratique d’analyse objective et participée et en un modèle de production d’outils et des systèmes pour le bien commun ». Bref, le design peut contribuer à changer le monde, et RECIPROCITY continue à lancer des pistes, souvent au carrefour d’autres langages et disciplines, pour mener cette transformation.
Voici donc quelques passionnantes réflexions sur RECIPROCITY, l’Euregio, le design system et, surtout, l’envie et la nécessité d’une économie de l’innovation et de l’échange. Le tout à repenser à l’aide de la créativité, ça va sans dire.
Avant tout : à quelle réciprocité fait référence le nom RECIPROCITY ?
La réciprocité est tout d’abord une déclaration de respect qui souligne la valeur éthique du design : le respect mais aussi l’échange et la générosité. Mettant l’accent sur le lien entre design et ville/société, elle exprime un comportement, une action qui incite à partager, à croiser des savoir-faire et à créer ensemble des processus sociaux de changement.
Comment est né RECIPROCITY ?
En 2011, l’organisation de la Biennale internationale de design de Liège, fondée en 2002 à l’initiative de Paul-Emile Mottard, Député Provincial en charge de la Culture à Liège, est confiée à Wallonie Design. Wallonie Design est une asbl qui, depuis 2005, s’adresse aux entrepreneurs et aux designers afin de développer l’activité économique wallonne dans le secteur du design. Suite à une série de consultations, la direction artistique de l’édition 2012 m’a été attribuée à ma grande surprise, vu le changement de stratégie et d’orientations que je proposais…
Les lignes guide de mon analyse se focalisaient principalement sur la mise en valeur et la création d’une continuité en faveur des projets et des savoir-faire existants.
La cadence triennale de RECIPROCITY actuellement en vigueur nous impose davantage une responsabilité spécifique : celle de faire de ce projet un programme continu à la mesure du territoire et à des finalités concrètes. La complicité de la Province de Liège et de Wallonie Design a été et reste en ce sens fondamentale et nécessaire.
Quels étaient les projets existants à l’époque ?
En 2010, Wallonie Design, avec Z33, Cultuur Platform Limburg (Hasselt) et NAiM/Bureau Europa/ Provincie Limburg (Maastricht), obtient les financements du programme INTERREG IV pour monter un centre du design durable – REcentre – qui, pendant 3 ans, a construit une plateforme extrêmement vivante : En capitalisant sur l’énergie créative de l’Euregio Meuse-Rhin, elle a jeté les bases d’une nouvelle économie créative, transfrontalière et multidisciplinaire.
Ma réflexion est partie de l’ensemble des projets, principalement pédagogiques, que REcentre avait mis en place jusque-là : la collaboration entre écoles de l’Euregio ; la considération du partage et l’ouverture des frontières de la connaissance, de la recherche et de l’expérimentation ; l’adoption d’une culture holistique privilégiant le développement durable et l’innovation sociale, à partir de l’enseignement et de la collaboration entre design et industrie, mais aussi entre design, usagers et services publiques.
J’aime penser que ces défis sont comme des cadeaux, des actes de générosité qui ouvrent et enrichissent notre connaissance et orientent nos pratiques vers la collectivité en déterminant une croissance culturelle indispensable à la construction d’une société plus équitable et durable.
RECIPROCITY nous permet de revoir complètement notre idée du design. Une de ses caractéristiques plus importantes est qu’il ne s’agit pas simplement de montrer des produits ou projets finis, mais d’être un point de départ, un incubateur de projets qui se développent dans le temps. Pour un public professionnel, cela présente évidemment un grand intérêt, mais comment le grand public perçoit-il cette démarche moins « classique » ?
Sans vouloir faire de la démagogie, nous avons essayé de construire un système (plus qu’un événement) partant d’une méthodologie participative. Que ce soit avec les écoles de Liège et de l’Euregio, les habitants d’un quartier, les organisations locales actives sur le territoire,… Ceci dit, la question évoque un des problèmes principaux de nos jours : comment communiquer et faire comprendre des actions qui situent le design à la croisée d’une démarche pluridisciplinaire lors d’un événement et d’une exposition publique ?
Ce qu’on montre et ce dont on débat ici, ce n’est pas de produits finis mais d’initiatives qui indiquent des parcours avec une série de finalités. L’innovation sociale et le développement durable ne sont pas compatibles avec une logique compartimentée.
Tous les acteurs de notre société doivent créer un travail synergique d’analyse, de recherche et de mise en place de solutions viables. Des étudiants et des citoyens qui travaillent ensemble à la création de services pour l’amélioration de la qualité – sociale, culturelle et économique – de vie d’un quartier, n’ont pas souvent de produits à montrer mais ils ont développé une conscience, une responsabilité et une méthodologie collaborative. Ce qui les rend capables de réagir de manière créative aux problèmes spécifiques d’une communauté en proposant des solutions fonctionnelles et viables. Dans le cas plus spécifique d’une présentation de produits et de prototypes de design, ce qu’on cherche et qu’on met en exergue c’est plutôt le service que l’objet évoque, c’est le processus qui l’a généré, les usagers et son degré de vocation sociale.
Pourquoi avoir choisi un rythme de trois ans pour les éditions de RECIPROCITY ?
La Province de Liège est promotrice d’un agenda culturel très riche. L’activité de RECIPROCITY s’insère dans un programme plus général. En outre, la Province avait activement collaboré à la candidature de Maastricht comme Capitale culturelle européenne en 2018, envisageant une édition de RECIPROCITY au même moment. Maastricht n’a finalement pas obtenu le titre ; néanmoins nous avons utilisé cette nouvelle cadence en notre faveur. Entre fin 2012 et octobre 2015, nous avons pu continuer, découvrir et développer de manière plus efficace une série de projets dont l’ambition est encore une fois la résilience dans le tissu de la ville et la viabilité sur le long terme.
Quels sont, à ton avis, les enjeux majeurs auxquels le design pour l’innovation sociale devra faire face dans le futur plus proche ?
Former les designers et les enseignants, sortir des académies pour aller à la rencontre des citoyens, des industries et des services publics, créer un échange programmatique avec les acteurs sociaux et les autorités publiques, générer plus de moments de débat public et de design collaboratif, recevoir un soutien et la confiance de la politique et participer à la création de plateformes dans les institutions publiques afin de reformuler le futur de notre économie et le concept de croissance, sachant que le développement durable se construit au préalable sur un changement culturel et sociétal.
Ton projet coup de coeur de l’édition 2012 ?
Difficile… RECIPROCITY en soi représente un épanouissement personnel et professionnel extraordinaire.
En termes culturels avant tout, le plus grand progrès dans la carrière d’une personne est de se poser des défis un peu visionnaires et utopiques, de connaître d’autres réalités et d’autres gens et de rencontrer leur complicité et approbation.
L’aboutissement plus émouvant suite à la première édition de RECIPROCITY, je l’ai ressenti en lisant deux longs articles dans un quotidien et un hebdomadaire de la presse généraliste belge qui expliquaient le design pour l’innovation sociale au grand public de manière admirable.
Un autre signal très important est de constater comment des expériences de design pour l’innovation sociale trouvent un terrain fertile dans les écoles : les workshops menés avec les étudiants sont à chaque fois intégrés dans les curricula académiques où souvent on n’a jamais enseigné ces démarches. L’investissement et l’engagement de professeurs et étudiants ne peuvent que représenter un point de force pour ce projet.
photography © by Denis Erroyaux